Une histoire…

 

Pour cette rencontre mensuelle du club ‘Nihil a me alienum puto’, le cogniticien avait été chargé de trouver un sujet de réflexion apte à satisfaire la curiosité intellectuelle de l’ensemble des membres. Il arriva presque à l’heure tandis que le mathématicien et le tacticien achevaient une partie d’Alésia et, sans mot dire, inséra une disquette dans l’ordinateur du club, ordinateur que l’informaticien et lui avaient eu tant de mal à faire pénétrer dans ce sanctuaire de la pensée humaine. Automatiquement, le programme s’exécuta et les membres du club purent remarquer que le cogniticien avait visiblement réalisé, sans doute avec l’aide de l’informaticien, un programme capable de jouer à Alésia, ce jeu dont les règles et les subtilités avaient animé tant de repas du club.

Tous s’étaient toujours accordés à dire que le jeu avait un intérêt certain  mais aucun n’était d’accord sur la stratégie à adopter. Chacun avait réussi à vaincre chacun des autres au moins une fois et tous recherchaient La meilleure stratégie.

Le mathématicien demanda à terminer sa partie avec le tacticien puis d'avoir l’honneur de jouer la première contre la machine. Comme il était sans doute le meilleur joueur, on accéda à sa requête.  Il regarda amicalement le tacticien et déclara : « Cher ami, j’ai gagné ». Le tacticien répondit respectueusement « la partie n’est pas terminée, il vous reste certes dix sept pierres mais j’en ai encore quatorze et il vous reste deux pas à faire ». Le mathématicien d’ironiser « si vous aviez suivi mon exposé la semaine dernière sur les arbres de Kuhn, vous sauriez que, quoi que vous fassiez maintenant, je vais gagner, il me suffit de jouer deux ou trois pierres ». Le tacticien, sans rien comprendre aux explications sibyllines de son ami, le connaissait trop bien pour douter de la véracité de ses propos et se tût.

Quelques applaudissements (très) retenus ponctuèrent la fin de la partie.

Le mathématicien s’installa devant l’ordinateur, rapidement entouré par tous les membres du club. Il regarda le cogniticien et se déclara prêt à relever le défi. Le premier coup du programme fut si stupide (a-t-on idée de jouer vingt pierres dès le début de la partie ?) que le mathématicien parvint difficilement à conserver tout son sérieux. Il pensa néanmoins rassurer le cogniticien après avoir gagné la première partie en disant « Cher ami, ne soyez pas déçu, comme je l’ai déjà dit cent fois dans cette illustre assemblée, un ordinateur n’est qu’une machine à calculer qui ne saurait triompher de l’ingéniosité humaine, même programmée par de grands esprits comme celui de notre ami l’informaticien ». Et d’entamer une seconde partie. « Amusant, il n’a pas fait la même ouverture et a remporté le coup… Monsieur le cogniticien, vous avez assurément mis une touche de fantaisie aléatoire dans votre programme ». Le mathématicien remporta la seconde partie, mais, intrigué, il décida de poursuivre… « Tiens, il vient de jouer onze alors que je joue toujours dix au début… Il s’agit sans doute d’une blague que vous me faites tous, vous devez renseigner le programme sur ce que je vais jouer à l’aide d’une télécommande ou autre chose… ». Le cogniticien avec un léger sourire affirma que ce n’était pas le cas et tous confirmèrent.

Les parties s’enchaînaient, les membres du club y allaient de leurs commentaires les plus avisés.

L’économiste : « économisez vos ressources, conservez des pierres »,

Le tacticien : « tâchez de le surprendre, changez de tactique »,

Le militaire : « frappez un grand coup, jouez tout ! ».

L’informaticien : « Relancez le programme… ».

Le sociologue : « mettez-vous à sa place, essayez de le comprendre ».

Le poète : « lancez un dé et jouez le montant obtenu ».

Le statisticien : « comptez donc le nombre de fois où il a joué ce nombre ! ».

Le politicien : « trompez-le, jouez beaucoup, puis très peu, puis l’inverse ».

Tous se passionnaient pour cette série de parties. En effet, chaque situation du jeu rappelait à chacun une situation professionnelle ou une forme particulière d’un dilemme se rapportant à son propre domaine d’activité.

Les trois parties suivantes se passèrent rapidement et de commentaires.

Le mathématicien entamait la quinzième partie. Il avait remporté exactement la moitié des quatorze précédentes. « Je suis persuadé que votre programme va jouer douze au début, je vais donc jouer treize… » […] « ça alors, il a joué un… J’ai l’affreuse sensation qu’il lit dans mes pensées ».

Après avoir perdu la quinzième partie, le mathématicien décida de s’en remettre au hasard pour jouer… et il perdit. Il gagna la dix-septième en jouant très différemment de ses habitudes et, fièrement, dit « Vous voyez, il suffit d’être imprédictible pour gagner, votre programme doit faire une simple analyse statistique des coups… mais cela ne lui sera plus d’aucun secours maintenant que je le sais ».

Le mathématicien perdit trois parties de suite… ce n’était visiblement pas de la simple analyse statistique.

Lors de la trentième partie, le tacticien se permit une réflexion terrible : « Monsieur le mathématicien, vous êtes exactement dans ma situation tout à l’heure quand nous jouions tous les deux… ». Le programme joua trois pierres et, en trois coups, gagna la partie… « dites-moi, mon ami, ne seriez-vous pas un peu mathématicien par hasard ? » demanda le mathématicien au cogniticien qui lui répondit sans ironie « Comme vous nous l’avez si brillamment expliqué la semaine dernière a propos des arbres de Kuhn et de la Théorie des jeux, si ce programme était seulement mathématicien, comme le jeu est équitable, il gagnerait en moyenne une partie sur deux. Or, si j’ai bien compté, il a remporté vingt parties et vous dix… ».

 

Ce programme allait sans aucun doute faire l’objet de quelques débats et chaque membre du club espérait pouvoir trouver dans les techniques mises en œuvre un outil d’étude de sa propre science ou activité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Certains éléments de cette histoire sont certainement obscurs, notamment en ce qui concerne le jeu d’Alésia. La rédaction de cette thèse a notamment pour vocation de clarifier ces éléments, de soulever quelques questions et même de leur apporter quelques éléments de réponses.